• La force de Casimir

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    LA FORCE DE CASIMIR

    EN DEUX MOTS : En 1948, le physicien néerlandais Hendrik Casimir prédisait un phénomène surprenant: dans le vide, deux plaques métalliques parallèles et très proches sont attirées l'une vers l'autre.

    La force de Casimir

    (photo : scienceblogs/)

    Cette force, qui porte depuis le nom de son découvreur, résulte des fluctuations quantiques, présentes même dans le vide le plus parfait. Mais, faute de confirmations expérimentales explicites, la «force de Casimir» est longtemps restée une curiosité théorique. Les premières mesures satisfaisantes ne seront réalisées que cinquante ans plus tard, à la faveur de progrès technologiques décisifs. Elles promettent à la «force de Casimir» un champ d'application très vaste, notamment dans le domaine des nanotechnologies.

    La force qui vient du vide

    Pour les physiciens quantiques, le vide n'est pas rien: dépouillé de toute matière et à une température proche du zéro absolu, l'espace vide contient encore de l'énergie! Une preuve de son existence? L'«effet Casimir», capable de générer du mouvement à partir de cette seule énergie. Ce phénomène n'intéresse pas seulement les physiciens: il peut aussi affecter le fonctionnement des micromachines.

    Qu'arrive-t-il lorsque l'on place, dans le vide, deux miroirs métalliques l'un en face de l'autre? Rien du tout, serait-on tenter de répondre. Mais loin s'en faut: les deux miroirs se rapprochent, comme attirés par une force mystérieuse! Ce phénomène surprenant a été prédit pour la première fois vers la fin des années quarante par le physicien néerlandais Hendrik Casimir. Il porte, depuis, le nom de son découvreur, et la force entre les miroirs est connue comme la «force de Casimir». Toutefois, faute de mesures précises et de confirmations expérimentales décisives, ce phénomène est longtemps resté une curiosité théorique, connue des seuls spécialistes.

    L'«effet Casimir» connaît aujourd'hui un regain d'intérêt important. Des progrès technologiques récents, comme le développement des microscopes à force atomique*, ont en effet permis des mesures expérimentales en accord avec la théorie. En outre, les physiciens se sont aperçus ces dernières années que la force de Casimir pouvait affecter le fonctionnement des systèmes microélectromécaniques (MEMS) et, plus généralement, de tous les objets contenant des éléments métalliques à des distances micrométriques et nanométriques. Cet enthousiasme est également alimenté par la physique fondamentale. Beaucoup de théoriciens cherchent à unifier les grandes lois de la physique: ils prévoient, par exemple, l'existence de nouvelles forces capables de modifier la loi de l'attraction gravitationnelle universelle pour des distances très petites. Les mesures de la force de Casimir, sensible à ces échelles, aide les physiciens à tester leurs hypothèses.

    Mais d'où vient cette force d'attraction? Qu'est-ce donc que le vide, s'il peut produire une force entre deux miroirs? Vraisemblablement, ce n'est pas «rien». La perception du vide a beaucoup évolué au cours du temps. En mécanique classique, la notion de l'espace vide est simple: c'est ce qui reste quand un récipient est dépouillé de toutes ses particules et la température abaissée jusqu'au zéro absolu.

    Le vide fluctue

    L'arrivée de la mécanique quantique, dans les années vingt, a radicalement bouleversé cette notion. Selon l'approche quantique, en effet, tous les champs, en particulier le champ électromagnétique, fluctuent. Ils oscillent à tout moment autour d'une valeur moyenne constante. Même dans un vide parfait, à une température proche du zéro absolu, il subsiste des fluctuations énergétiques irréductibles. Elles sont connues sous le nom de fluctuations du vide. Le videest donc intrinsèquement rempli de fluctuations.

    Retour aux années quarante. Casimir travaille sur les matériaux visqueux tels que la peinture et la mayonnaise. Les propriétés de ces solutions sont déterminées par des forces dites de Van der Waals, du nom d'un autre scientifique néerlandais, qui agissent entre des atomes et des molécules électriquement neutres. Un des collègues de Casimir, Theodor Overbeek, se rend compte que la théorie des forces de Van der Waals, développée par Fritz London en 1932, n'explique pas correctement ses mesures expérimentales. Overbeek demande à Casimir d'étudier ce problème. Avec son étudiant Dirk Polder, et suite aux suggestions de Niels Bohr*, Casimir a l'intuition que le problème peut être envisagé en termes de fluctuations du vide. Il étudie alors deux miroirs -plutôt que deux molécules- dans le vide, et formule sa prévision célèbre d'une force attractive entre deux plaques réfléchissantes. Ses conclusions sont présentées en 1948, lors d'une conférence à Paris. Le calcul théorique de la force entre deux miroirs parfaits suit peu après.

    Contre-intuitive au premier abord, la force de Casimir est cependant, aujourd'hui, très bien comprise. Une façon simple de décrire son origine est de considérer les deux miroirs dans le vide comme une cavité. Tous les champs électromagnétiques ont un spectre caractéristique, contenant diverses fréquences. Pour les fluctuations du vide, il en va de même: leur spectre contient toutes les fréquences possibles. Dans l'espace libre, toutes sont équivalentes. Aucune n'est préférée à une autre. Mais à l'intérieur d'une cavité, où les fluctuations du vide sont réfléchies par les deux miroirs, la situation est différente. La cavité possède des fréquences dites de résonance, privilégiées par rapport aux autres. Ainsi, le champ du vide est amplifié si un multiple entier de la moitié d'une longueur d'onde rentre exactement dans la cavité. À d'autres longueurs d'onde, en revanche, le champ est diminué.

    Or, tous les champs électromagnétiques, même dans le vide, se propagent dans l'espace et exercent une pression sur des surfaces. Cette pression de radiation augmente avec l'énergie du champ électromagnétique. Qu'en est-il de part et d'autre d'une cavité? Aux fréquences de résonance, les fluctuations du vide sont amplifiées, et leur pression de radiation à l'intérieur est plus forte qu'à l'extérieur. Dans ce cas, les miroirs s'éloignent l'un de l'autre. Hors résonance, en revanche, les fluctuations du vide sont diminuées, et leurpression de radiation à l'intérieur est plus petite qu'à l'extérieur. Résultat: les deux miroirs se rapprochent! En fait, la force de Casimir n'est rien d'autre que la différence entre la pression de radiation du vide à l'intérieur et à l'extérieur d'une cavité. Il apparaît qu'en général les composantes attractives dominent légèrement les composantes répulsives. Pour deux miroirs plans parallèles parfaits, la force de Casimir est donc attractive. Elle est proportionnelle à la surface des miroirs et inversement proportionnelle à leur distance à la puissance quatrième.

    La force de Casimir devient sensible pour des miroirs séparés d'une très courte distance, de l'ordre d'un micromètre. Par exemple, deux miroirs d'une surface d'un centimètre carré, distants d'un micromètre, sentent une force de Casimir d'un dixième de millionième de Newton. Soit environ le poids d'une gouttelette d'eau d'un demi-millimètre de diamètre. Cette force peut sembler négligeable, car de très faible intensité. Loin de là, pour des distances inférieures au micromètre, la force de Casimir est en fait la force prépondérante entre deux objets électriquement neutres.

    Ces distances sont typiques dans les nanostructures et les MEMS. Les MEMS sont des dispositifs micrométriques dans lesquels les éléments mécaniques et les pièces mobiles, tels des sondes et des déclencheurs minuscules, sont intégrés sur un substrat de silicium. Les MEMS connaissent aujourd'hui une utilisation croissante du fait de leurs nombreuses applications en science et technologie. Ils sont notamment employés comme sondes d'accélération dans les «airbags» des voitures.

    Une force utile

    Les MEMS sont fabriqués à des échelles micrométriques et submicrométriques. La force de Casimir peut par conséquent nuire à leur bon fonctionnement, en faisant adhérer les constituants par exemple [2]. Mais la force de Casimir peut aussi être utile. Federico Capasso et son équipe des Bell Labs ont montré récemment comment elle pouvait être employée pour commander le mouvement mécanique d'un MEMS. Ils ont suspendu une plaque en silicium autour d'un axe de torsion de quelques micromètres de diamètre. La force de Casimir entre cette plaque et une sphère métallisée a été utilisée pour faire pivoter la plaque. C'est un résultat qualitatif important. Mais l'utilisation de la force de Casimir dans le fonctionnement des micromachines nécessite également une connaissance précise de son intensité.

    À l'époque de sa découverte en 1948, l'effet Casimir était très difficile à mesurer avec les moyens technologiques disponibles. Les Russes Derjaguin, Abrikosova et Lifshitz, en 1956, et le Néerlandais Marcus Spaarnay  en 1958, furent les premiers à tenter de le mettre en évidence expérimentalement. Spaarnay a mesuré la force de Casimir entre deux miroirs plans, en aluminium, en chrome ou en acier. Afin de ne pas la masquer par la force électrostatique, les miroirs ont été maintenus électriquement neutres. Spaarnay a également vérifié que les miroirs plans étaient exactement parallèles, car la force de Casimir est très sensible aux variations de distance. De cette expérience Spaarnay a seulement pu conclure que ses mesures n'étaient pas en contradiction avec les prévisions théoriques de Casimir Certes, ces travaux sont un succès expérimental remarquable pour l'époque. Mais le décalage avec le calcul théorique reste important. Quelques équipes redoublent alors d'effort pour coller avec la théorie. Sans grand succès toutefois. Et la force de Casimir tombera dans un relatif anonymat durant près de quarante ans. Il faudra attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour obtenir des mesures satisfaisantes.

    Comme toujours, la dépendance entre théories et technologies expérimentales s'est révélée décisive. Des progrès importants dans la détermination des forces faibles, comme le développement du microscope à force atomique, ont en effet permis une nouvelle série de mesures. Cette vague débute en 1997 avec Steve Lamoreaux, à l'université de Washington. Il mesure la force de Casimir entre une lentille sphérique et un miroir plan. Lamoreaux utilise un pendule de torsion placé dans une enceinte à vide. En rapprochant les deux objets à quelques micromètres, la force de Casimir induit une torsion du pendule qui est mesurée. Lamoreaux rapporte un accord de 5% entre ses mesures expérimentales et les prédictions théoriques.

    Peu après, d'autres physiciens utilisent des microscopes à force atomique pour mesurer la force de Casimir. Umar Mohideen et ses collègues de l'université de Californie attachent par exemple une sphère de polystyrène au bras de levier d'un microscope à force atomique [fig.3]. La sphère est ensuite rapprochée à un dixième de micromètre d'un miroir plan. L'attraction résultante entre la sphère et le miroir est évaluée par la déviation d'un faisceau laser. Ces mesures ont permis de donner un accord de l'ordre de 1% avec la théorie.

    Peu d'expérimentateurs ont étudié la force de Casimir dans la configuration originale de deux miroirs plans parallèles. La raison en est que les miroirs doivent être maintenus parfaitement parallèles pendant l'expérience, ce qui est difficile à réaliser avec une grande précision. Rapprocher une sphère d'un miroir plan est bien plus aisé: la séparation entre les deux objets est alors simplement déterminée par la distance d'approche la plus courte. Mais avec cette configuration les calculs ne sont pas aussi précis qu'avec deux miroirs plans. Une expérience réalisée en 2002 par Gianni Carugno et Roberto Onofrio, de l'université de Padoue, a bien tenté des mesures de la configuration originale de Casimir. Ils ont mesuré la force entre deux plaques de silicium recouvertes de chrome, séparées de 0,5 à 3 micromètres]. Les mesures, qui donnent un accord de l'ordre de 10% avec la théorie, reflètent bien les difficultés expérimentales!

    Des miroirs imparfaits

    On comprend dès lors que les chercheurs se focalisent aujourd'hui sur le problème des conditions expérimentales adéquates. De nombreuses équipes venant de domaines aussi différents que la théorie quantique des champs, de l'optique quantique, de la physique des solides ou de la physique des particules y travaillent partout dans le monde. Une première difficulté réside dans le fait que les miroirs optiques ne sont pas des miroirs parfaits tels que Hendrik Casimir les avait considérés dans ses calculs originaux. En effet, la nature du matériau joue un rôle fondamental. Un miroir ne reflète pas toutes les fréquences parfaitement.

    La plupart des expériences actuelles utilisent des miroirs métalliques. Or, ces derniers se comportent comme des réflecteurs parfaits seulement pour certaines fréquences. Pour les hautes fréquences du champ, ils constituent de très mauvais réflecteurs. Et la force de Casimir s'en trouve altérée. La dépendance en fréquence des coefficients de réflexion doit donc être prise en considération. Mon collègue Serge Reynaud et moi-même avons étudié le comportement des miroirs métalliques en considérant les propriétés physiques des matériaux. L'un de nos résultats est que deux plaques métalliques peuvent être assimilées à des miroirs parfaits seulement si elles sont séparées de plus d'un demi-micromètre.

    Le cas théorique envisagé par Casimir considérait également des conditions de température nulle. Or, toutes les mesures de la force de Casimir jusqu'à ce jour ont été effectuées à température ambiante. Les fluctuations thermiques s'ajoutent donc aux fluctuations du vide quantique. Elles produisent une pression de radiation qui augmente la force de Casimir. Par exemple, la force entre deux miroirs plans séparés de 7 micromètres est deux fois plus grande à température ambiante qu'à température nulle.

    Un autre problème intéressant dans le calcul de la force de Casimir est l'état de la surface des miroirs. La plupart des miroirs sont fabriqués en déposant une fine couche métallique sur un substrat. Mais les techniques de dépôt produisent des rugosités d'environ une cinquantaine de nanomètres. Aussi petites soient-elles, ces rugosités affectent les mesures de la force de Casimir, car celle-ci est très sensible aux variations de distance. Umar Mohideen et son équipe ont récemment utilisé des surfaces rugueuses sinusoïdales pour mettre en évidence la force de Casimir latérale. Les deux miroirs étaient placés d'une telle façon que la crête d'une sinusoïde faisait face au puits de l'autre. Dans ce cas, une force parallèle à la surface des miroirs, et non pas perpendiculaire, apparaît. Cette force latérale de Casimir pourrait devenir un outil intéressant pour le contrôle des micromachines.

    De nombreuses autres questions restent ouvertes. En particulier, celle apparemment simple de savoir quelle est la force de Casimir à l'intérieur d'une sphère métallique demeure toujours très discutée. Hendrik Casimir a lui-même travaillé sur ce problème dès 1953. Est-elle attractive? Répulsive? Aujourd'hui encore, les physiciens n'arrivent toujours pas à se mettre d'accord. Cinquante ans après sa découverte, la force de Casimir a encore des secrets à révéler.

    Source : larecherche

     

     

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