• Raspoutine, un être étrange

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    Raspoutine, un être étrange

    RASPOUTINE

     Grigori Efimovitch Raspoutine, par la suite Raspoutine-Novyï (russe : Григорий Ефимович Распутин-Новый), est probablement né en 1869 dans le village de Pokrovskoïe et est mort assassiné dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916 du calendrier julien alors en vigueur en Russie (29 au 30 décembre du calendrier grégorien actuel).

    Originaire des confins de la Sibérie, c'est un mystique errant, peut-être un staretz, titre donné à des mystiques, laïcs ou religieux qu'on venait consulter. Cependant, aucun texte ne vient étayer ou infirmer le fait qu'il aurait été réellement moine, chose qu'il affirmait lui-même. En l'état, l'hypothèse la plus généralement retenue est qu'il fut surtout un aventurier doué doté d'une aura très particulière.

    Biographie

    Le mystère de ses origines

    Très peu de sources de première main peuvent nous renseigner sur ses origines. Beaucoup de récits ont été véhiculés par Raspoutine lui-même et ses allégations ont longtemps été les seules sources d'informations.

    La plupart des archives ayant été détruites par le temps, même l'année de sa naissance est sujette à caution. L'encyclopédie soviétique parle de 1864 ou 1865. Quant à son nom, il a souvent été dit que Raspoutine était un surnom, issu de l'adjectif russe raspoutnyi (распутный) signifiant débauché. Dans une biographie de Raspoutine, l'écrivain et historien russe Edvard Radzinsky affirme que dans les documents officiels des archives de Tioumen, en Sibérie, on peut encore consulter un recensement des habitants de Pokrovskoïe qui mentionne clairement le nom de Raspoutine, qui serait donc son vrai nom.

    En 1995, l'historien russe Oleg Platonov penche sur la question Raspoutine, suite à une demande du clergé (par la voix du métropolite Yoann), désireux de tirer les choses au clair sur ce mystérieux personnage. Il publia donc en 1996 à Saint-Pétersbourg une étude intitulée Une vie au service du Tsar : la vérité à propos de Raspoutine. Si presque tous les livres d'époque ont disparu, Platonov mit tout de même la main sur une collection complète de renseignements – rongés par les scarabées et l'humidité – concernant les baptêmes, les mariages et les décès dans le village de Pokrovskoïe entre 1862 et 1868.

    Iefim Iakovlevitch Raspoutine et Anna Vassilievna Parchoukova, les parents de Grigori, se sont mariés à Pokrovskoïe le 21 janvier 1862 à l'âge de, respectivement, 20 et 22 ans. Une petite Evdokia naît le 11 février 1863, qui meurt quelques mois plus tard, puis une nouvelle fille, appelée elle aussi Evdokia, vient au monde le 2 août 1864. Elle non plus ne survit guère. Une autre fille, prénommée Glikerya, viendra au monde le 8 mai 1866 et décédera 4 mois plus tard. Le 17 août 1867, survient enfin le premier fils, qu'ils appelleront Andreï et qui ne survivra pas non plus. En 1868, les livres d'église ne font mention d'aucune naissance dans la famille, ce qui veut dire que Raspoutine n'a pas pu naître avant 1869. Après 1868, il n'y a pas de registres consultables, mais il existe encore certains formulaires originaux remplis pour un recensement de toute la Russie. On sait que ce recensement, datant de 1897, avait été très soigneusement fait ; au nom de Grigori Iefimovitch Raspoutine il est précisément indiqué qu'il était dans sa 28e année et son année de naissance y est indiquée : 1869. Il n'y a pas d'autre précision sur sa date de naissance et nous ignorons donc le jour ou le mois de sa venue au monde.

    Pour la question du nom de famille, s'il est vrai que Raspoutine y est bien mentionné dans certains registres, il est en outre clairement indiqué le nom de baptême du père de Raspoutine: Novykh (Новых). Par ailleurs, dans les archives consultées par Platonov, pas moins de sept familles du même village étaient appelées Raspoutine. L'historien rappelle alors qu'outre « débauché », le mot raspoutine signifiait également, à l'époque, « croisée des chemins » ou « carrefour » et était donc fréquemment utilisé comme surnom pour ceux qui habitaient de tels endroits. D'après le célèbre dictionnaire de Vladimir Dal, le Dalia (Даля), publié entre 1863 et 1866 : Raspoutine (Распутье) est un « chemin de voyage, une fourche, un échange de voies, une place où se croisent ou se séparent les chemins, un carrefour » (разъездная дорога, развилина, развилы пути, место, где сходятся или расходятся дороги, перекресток). De surnom, Raspoutine se muait souvent en nom de famille, ce qui fut probablement le cas avec la famille de Iefim. Aujourd'hui encore, Raspoutine est d'ailleurs un nom qui se rencontre en Sibérie.

    Sa jeunesse

    Sa mère, Anna Vassilievna Parchoukova, et son père, Iefim Iakovlevitch Raspoutine, étaient fermiers dans le village sibérien de Pokrovskoïé, du district de Tioumen, dans la province de Tobolsk, à 2 500 km à l'est de Saint-Pétersbourg. La légende veut que le 10 janvier 1869, un météore ait traversé le ciel au-dessus du village de Pokrovoskoïé, et ce phénomène annonça, disait-on, la venue au monde d'un personnage exceptionnel. Une autre légende veut que son père, maquignon-voiturier, s'occupait de chevaux avec qui il entretenait des rapports magiques.

    La vie était rude, l'existence rustique, la vodka une boisson courante, l'instruction n'existait pas. Grigori n'apprendra les rudiments de la lecture et de l'écriture qu'au cours de ses voyages, à l'âge adulte, mais certaines personnes lui trouvaient un pouvoir d'apaisement, voire de guérison, sur les animaux.

    Suite à une chute accidentelle dans les eaux glacées d'une rivière alors qu'ils jouaient ensemble, son frère aîné, Andreï, et lui qui s'est jeté pour le secourir sont victimes d'une pneumonie dont son frère meurt. Grigori guérit de sa fièvre ardente mais traverse des périodes de dépression et de surexcitation incontrôlable. Il aide son père dans les travaux de la ferme et conservera de cette enfance les manières frustes des paysans sibériens, les vêtements amples et peu soignés, et les mains calleuses.

    Il va à la rencontre des moines sages, les startsy pour suivre leurs enseignements religieux, mais il fait aussi preuve de débordement d'énergie et de pulsions diverses dont une sexualité débordante qu'il assouvit facilement. Dès l'âge de seize ans, il est sujet à des crises mystiques, suite à la vision d'un ange lumineux apparu dans la campagne. Il se plonge dans la lecture de la Bible, au point d'en devenir un exégète. Il pratique l'ascétisme : parfois il reste trois semaines reclus dans la cave de son père et lorsqu'il en ressort, les paysans vont à son devant pour recueillir ses oracles.

    En 1888, à l'âge de dix-neuf ans, il épouse une jeune paysanne du village de Doubrovnoïé, Praskovia Feodorovna, qui lui donnera cinq enfants : Mikhail et Georguiï décèdent prématurément, Dimitri, né en 1895, Matriona en 1898 et Varvara en 1900. Malgré de multiples incartades sexuelles, il reviendra toujours auprès d'elle.

    Vie d'errance

    En 1894, alors qu'il travaillait dans les champs, il aurait eu la vision d'une Vierge lumineuse. Le starets Makari, un moine ascète à qui il en parle et que Raspoutine considère comme son père spirituel, lui conseille alors de s'investir plus dans la religion orthodoxe et de se rendre au mont Athos, en Grèce, ce qui signifie un long voyage à pied de plus de 3 000 km. Il décide de s'y rendre et quitte sa femme pour un voyage qui va durer plus de dix mois; mais le mont Athos et ses moines le décevront. Sur la route du retour, il fait halte dans de nombreux monastères et c'est plus de deux ans après son départ qu'il retrouve sa femme et son jeune fils Dimitri, né en 1895.

    Cependant, il continue à vivre des périodes de mystique et d'ermite, parcourant la Sibérie occidentale et survivant grâce à la charité et à l'aumône, frappant aux portes des monastères et acquérant au fur et à mesure de ses pérégrinations une réputation de sage et de guérisseur, disant : « Ce n'est pas moi qui guéris, c'est Dieu ».

    Il effectue de nombreux pèlerinages, particulièrement à Kazan et à Kiev, et les gens commencent à venir de toute la région pour écouter ses prêches. Le clergé orthodoxe s'inquiète de son succès, mais ne peut rien trouver à y redire. De plus en plus de fidèles viennent à ses réunions, amenant des malades sur lesquels il exerce ses talents de « guérisseur ». Sa réputation s'étend mais en même temps il continue une vie de débauché, de buveur, de bagarreur, de séducteur, et même de voleur.

    Durant toutes ces années, il entre en contact avec de multiples sectes qui fleurissaient sur le terreau de la religion orthodoxe. Il est notamment chargé d'accompagner un jeune moine au monastère de Verkhotourié où il séjourne trois mois. Ce cloître est en réalité tenu par la secte des khlysty qui mêlent, par la danse et l'extase, l'érotisme et la religion... ce qui convient parfaitement à sa nature. Son mysticisme devient doctrinaire et le conduit à l'élaboration d'obscures théories sur la régénération par le péché et les excès en tous genres. Il aurait été un étudiant de cette secte mais sans jamais y avoir été initié.

    À l'invitation de la grande-duchesse Militza, qui l'avait rencontré à Kiev, il décide de se rendre à Saint-Pétersbourg, capitale de l'empire russe depuis Pierre le Grand. Son descendant, le tsar Nicolas II, y règne depuis 1894. En cours de route, à Sarov, il assiste à la canonisation du moine Séraphin de Sarov, et devant l'assistance réunie, Raspoutine entre en transe et prévoit la naissance d'un héritier mâle au trône impérial. Le 12 août 1904, naîtra le tsarévitch Alexis, malheureusement souffrant d'hémophilie.L'arrivée à Saint-Pétersbourg

    Il arrive au printemps 1904 dans la capitale de l'Empire russe, Saint-Pétersbourg. Il demande l'hospitalité à l'évêque Théophane, inspecteur de l'Académie de théologie de la capitale et l'aide par des lettres de recommandation. Son but était de rencontrer le tsar et la tsarine qui étaient trop occidentalisés à ses yeux, pour les initier à la véritable âme russe. Son protecteur, le vicaire de Kazan, lui avait remis une lettre de recommandation destinée à l'évêque Sergui qui s'inquiétait aussi de la dangereuse crise spirituelle qui minait la Russie.

    Conquis par Raspoutine, l'évêque le prit sous sa protection et le présenta au patriarche Théophane de Poltava, confesseur de la tsarine Alexandra Fedorovna, au père Jean de Kronstadt, et à l'évêque Hermogène de Saratov. Ils furent tous stupéfaits par la ferveur religieuse de Raspoutine et par son talent de prédicateur. Ils le bénirent, le considérèrent comme un staretz, même comme un « envoyé de Dieu », et l'introduisirent auprès de la grande-duchesse Militza et de sa sœur la grande-duchesse Anastasia, filles du roi Nicolas Ier du Monténégro elles étaient mariées à deux frères, respectivement le Grand-duc Peter Nicolaïévitch et le Grand-duc Nicolaï Nicolaïevitch, cousins d'Alexandre III cependant Raspoutine retourna dans son village sibérien et ne reviendra à Saint-Pétersbourg qu'en 1905 au début de la tourmente révolutionnaire.

    Auprès de la famille impériale

    La tsarine attirait autour d'elle de nombreux mystiques (comme Maître Philippe ou Papus). Elle fut séduite par Raspoutine, d'autant plus qu'un ancien prédicateur français, qui lui avait annoncé quelques années auparavant la naissance de son fils Alexis, lui avait annoncé la venue d'un autre grand prédicateur qu'il avait nommé « Notre Ami ».

    Par l'intercession de la grande-duchesse Militza et de sa sœur, la grande-duchesse Anastasia, le staretz est présenté à la famille impériale au grand complet dans le palais Alexandre, le 1er novembre 1905, où il offre à chacun de ses hôtes des icônes. Le jeune tsarévitch Alexis souffrant d'hémophilie, Raspoutine demanda à être conduit au chevet du jeune malade, lui imposa les mains, lui raconta plusieurs contes sibériens et serait parvenu ainsi à enrayer la crise et à le soulager. Selon certains, cela s'expliquerait par le simple fait que la médecine de l'époque ignorait les propriétés de l'aspirine qui était donnée au jeune malade. Ce médicament est un anticoagulant et donc un facteur aggravant de l'hémophilie. Le simple fait de balayer de la table et de jeter les « remèdes » donnés au malade dont l'aspirine ne pouvait qu'améliorer son état.

    Le tsar et la tsarine furent séduits par les dons de guérisseur de cet humble moujik qui semblait aussi avoir celui de prophétie. La tsarine Alexandra se convainquit que Raspoutine était un messager de Dieu, qu'il représentait l'union du tsar, de l'Église et du peuple et qu'il avait la capacité d'aider son fils par ses dons de guérisseur et par sa prière.

    Sa réputation de guérisseur permit à Raspoutine de se rendre indispensable, et il prit très vite un ascendant considérable sur le couple impérial. Invité à de nombreuses réceptions mondaines, il fit la connaissance de nombreuses femmes riches. Raspoutine inquiète et fascine. Son regard perçant est difficile à soutenir pour ses admiratrices et beaucoup cèdent à son charme hypnotique, et le prennent pour amant et guérisseur.

    L'une d'entre elles, Olga Lokhtina, épouse d'un général influent mais crédule, devint sa maîtresse, le logea chez elle et le présenta à d'autres femmes d'influence, comme Anna Vyroubova, amie et confidente de la tsarine, et Mounia Golovina, nièce du tsar. Grâce à d'habiles mises en scène, il se produit à Saint-Pétersbourg ou au palais impérial de Tsarskoie Selo, la résidence principale des tsars, dans des séances d'exorcisme et de prières. Des récits de débauches, prétendues ou avérées, commencent alors à se multiplier et à faire scandale.

    En 1907, le tsarévitch Alexis, suite à des contusions, eut des hémorragies internes que les médecins n'arrivaient pas à contrôler et qui le faisaient énormément souffrir. Raspoutine fut appelé en désespoir de cause, et après avoir béni la famille impériale, il entra en prière. Au bout de dix minutes, épuisé, il se releva en disant : « Ouvre les yeux, mon fils. » Le tsarévitch se réveilla en souriant et, dès cet instant, son état s'améliora rapidement.

    À partir de ce moment-là, il devint un familier de Tsarskoie Selo, la résidence impériale, et fut chargé de veiller sur la santé des membres de la famille impériale, ce qui lui donna des entrées permanentes au palais. Il fut reçu officiellement à la Cour. Cependant, malgré la pleine confiance du tsar, il se rendit vite très impopulaire auprès de la Cour et du peuple et fut vite considéré comme leur « mauvais ange ». Il était à la fois aimé, détesté et redouté, alors qu'il ne se préoccupait pas de s'assurer une fortune personnelle, le seul luxe qu'il s'accordait étant une chemise de soie confectionnée par la tsarine Alexandra, épouse de Nicolas II, et une magnifique croix offerte aussi par l'impératrice, et qu'il portait autour du cou.

    Il continuait toujours à mener une vie dissolue, de beuveries et de débauches, et il conservait ses cheveux gras et sa barbe emmêlée. Raspoutine organisait des fêtes dans son appartement, le sexe et l'alcool en étaient les éléments primordiaux. Il prêchait sa doctrine de rédemption par le péché parmi ces dames et elles étaient impatientes d'aller au lit avec lui pour mettre en pratique sa doctrine, ce qu'elles considéraient comme un honneur.

    Raspoutine se heurta aussi, après la révolution de 1905 et le dimanche Rouge du 22 janvier de cette même année, au président du Conseil Piotr Stolypine. Nommé en juillet 1906, réformateur énergique, celui-ci voulait moderniser le vieil empire russe, en permettant aux paysans d'acquérir des terres, en organisant une meilleure répartition de l'impôt et en accordant à la Douma, le parlement russe, davantage de pouvoirs. Par une répression féroce, il endigua les vagues d'attentats, améliora le système ferroviaire et permit à la production de charbon et de fer de prendre de l'ampleur. Cependant, Stolypine ne comprenait pas l'influence de ce moujik mystique sur le couple impérial, tandis que Raspoutine reprochait au Premier ministre sa morgue, caractéristique de la classe des grands propriétaires terriens dont il était issu.

    Lors de l'affaire des Balkans, en 1909, Raspoutine se rangea dans le parti de la paix aux côtés de la tsarine et d'Anna Vyroubova contre le reste du clan Romanov. Raspoutine pensait que l'armée impériale était sortie affaiblie de la défaite de 1905 contre le Japon et n'était pas prête à se lancer dans un nouveau conflit. Il ne put arrêter les événements, mais lorsque la France et l'Angleterre intervinrent contre la Russie, il réussit à convaincre le tsar de ne pas étendre le conflit à toute l'Europe.

    Le président du Conseil Stolypine fit surveiller Raspoutine par l'Okhrana, la police secrète du tsar. Les rapports accablèrent le staretz et, en 1911, Raspoutine fut écarté de la cour et exilé à Kiev mais, lors d'une transe, il prédit la mort prochaine du ministre : « La mort suit sa trace, la mort chevauche sur son dos ». Il décida alors de partir en pèlerinage vers la Terre sainte, mais revint à la Cour dès la fin de l'été.

    Le 14 septembre 1911, alors que Stolypine venait d'autoriser les paysans à quitter le mir, leur permettant ainsi d'accéder à la propriété individuelle de la terre, et que cette réforme était acclamée à travers toute la Russie, le premier ministre fut assassiné par le jeune anarchiste Mordka Bogrov, à l'opéra de Kiev, en présence de toute la famille impériale, des ministres, des membres de la Douma et de Raspoutine. Cet assassinat marqua la fin des réformes sociales, alors que la situation internationale devenait instable.

    Lors de l'été 1912, le tsarévitch Alexis, en déplacement en Pologne, par suite d'un accident, fut victime d'une nouvelle hémorragie interne très importante, risquant d'entraîner sa mort, et reçut même l'extrême-onction. Raspoutine, aussitôt averti, se mit en extase devant l'icône de la vierge de Kazan, et quand il se releva, épuisé, il expédia au palais le message : « N'ayez aucune crainte. Dieu a vu vos larmes et entendu vos prières, Mamka. Ne vous inquiétez plus. Le Petit ne mourra pas. Ne permettez pas aux docteurs de trop l'ennuyer ». Dès la réception du télégramme, l'état de santé du tsarévitch Alexis se stabilisa et, dès le lendemain, commença à s'améliorer, l'enflure de sa jambe se résorba, et l'hémorragie interne s'arrêta. Les médecins purent bientôt le déclarer hors de danger, et même les plus hostiles au staretz durent convenir qu'il s'était produit là un événement quasi miraculeux de guérison à distance.

    La grande guerre 

    Derrière le démembrement de l'Empire ottoman et la question des Balkans se mettaient en place les conditions d'une guerre mondiale. Raspoutine et ses alliés de la paix freinaient la marche de la Russie vers la guerre. Le Secret Intelligence Service pense qu'il est en effet en lien avec le banquier Serge Rubinstein et ses réseaux allemands. Lorsque, le 28 juin 1914, l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d'Autriche-Hongrie est assassiné à Sarajevo par un nationaliste serbe (Gavrilo Princip), la guerre semble devenir inévitable, d'autant plus que le lendemain, 29 juin, Raspoutine est lui-même poignardé par une mendiante, Khionia Gousseva, une ancienne prostituée, au sortir de l'église de son village sibérien. L'enquête démontra que l'ordre était venu du moine Iliodore qui lui reprochait ses croyances khlysty.

    Après cet attentat et son rétablissement, l'importance de Raspoutine devint primordiale et son influence s'exerça dans tous les domaines ; il intervenait dans les carrières des généraux, dans celle des métropolites et même dans la nomination des ministres, mais la peur l'avait envahi. Il se mit à boire encore plus d'alcool, à participer à encore plus de soirées de débauche et d'orgies dans les cabarets tsiganes ; il n'était plus le staretz ascétique que tout le monde respectait. Cependant, malgré sa vie de plus en plus débauchée et son aspect de moins en moins engageant, ses conquêtes féminines furent de plus en plus nombreuses dans la haute société.

    Le 1er août, l'Allemagne déclara la guerre à la Russie. Le patriotisme russe s'exalta surtout en raison des premiers succès militaires et Raspoutine vit sa faveur décliner. La situation militaire se détériora : hiver rigoureux, manque d'armement, d'approvisionnement, commandement indécis. Le tsar, décidé à prendre la situation en main, partit s'installer sur le front, laissant la régence à la tsarine et à son conseiller privé Raspoutine.

    Ce dernier se créa alors de plus en plus d'ennemis, en particulier chez les politiques, les militaires et dans le clergé orthodoxe qui, au début, l'avait pourtant bien reçu mais que son inconduite révoltait. Les pires calomnies allaient alors se répandre en même temps que la guerre tournait au désastre. En 1916, à la Douma, la tsarine et Raspoutine furent ouvertement critiqués et accusés la tsarine étant d'origine allemande de faire le jeu de l'ennemi.

    L'assassinat de Raspoutine

    L'historien Edvard Radzinsky a pu donner les détails de cet assassinat grâce aux archives de la Commission extraordinaire de 1917 et le dossier secret de police russe acquis chez Sotheby's grâce aux Fonds Rostropovitch (Mstislav Rostropovitch étant un ami personnel d'Edvard Radzinsky).

    Les inimitiés du clan Romanov, jaloux des faveurs qui lui étaient accordées, se cristallisèrent contre Raspoutine, d'autant plus que les différents scandales qui l’impliquent, ses débauches, où de grands noms de femmes de la haute noblesse sont prononcés, sont autant de gifles portées à la face de l’aristocratie russe. De plus en pleine guerre mondiale, le bruit courait qu'il espionnait pour l’Allemagne… Plusieurs complots se tramèrent contre la vie du moine sibérien. L’un d’eux, particulièrement dramatique, va finir par réussir alors que beaucoup commençaient à croire que comme les chats, Raspoutine avait neuf vies, et une chance insolente.

    Une conjuration aboutit à son assassinat dans la nuit du 29 au 30 décembre 1916 — 16 au 17 décembre du calendrier russe — alors qu'il était l'invité du prince Félix Ioussoupov époux de la grande duchesse Irina, nièce du tsar. Parmi les principaux conjurés se trouvaient le Grand-duc Dimitri Pavlovitch, cousin du tsar Nicolas II, le député d'extrême droite Vladimir Pourichkevitch, l'officier Soukhotine et le docteur Lazovert. Le prince Félix Ioussoupov, chez qui fut commis l'assassinat, publia, en 1927, le récit détaillé mais un peu arrangé.

    Ce 29 décembre 1916, à Petrograd, il fut invité à un dîner chez le prince Youssoupov, sous prétexte de lui faire rencontrer une jeune personne que le prince poursuivait de ses assiduités. Au cours du dîner, tandis que Youssoupov dînait seul avec Raspoutine et que les autres conjurés attendaient à l’étage, on servit à Raspoutine plusieurs plats fortement épicés, trois gâteaux à croûte de chocolat et du vin, beaucoup de vin. Dans les gâteaux et dans le vin, il fut glissé une dose de cyanure de potassium suffisante, selon Youssoupov, pour tuer dix hommes. Pour atténuer le goût d’amande du cyanure il fut servi beaucoup d’alcool. Alors que le dîner s’achève, Raspoutine qui a englouti la nourriture sans paraître incommodé commence à réclamer davantage à boire, affirmant que son estomac le brûle et qu’il respire mal. Il boit beaucoup de vin pur, très vite, et se sentant mélancolique demande à Youssoupov de lui chanter en s’accompagnant d’une guitare des chansons tsiganes… Éberlué, le prince s’exécute, et Raspoutine se laisse aller à la tristesse.

    Mais l'empoisonnement fut sans aucun succès : le cyanure avait été incorporé dans une pâte à gâteau, qui fut cuite, or la chaleur entraîna une réaction chimique de complexation entre le cyanure et le sucre (formation de cyanhydrate de glucose) qui le rendit inactif pendant quelque temps et ralentit fortement son effet. D'autres sources avancent que Raspoutine, se serait préparé à un éventuel empoisonnement par une pratique de mithridatisation.

    À trois heures du matin enfin, Raspoutine paraissant somnoler, le prince Youssoupov pense que l'empoisonnement a échoué et monte à l'étage pour demander conseil à ses amis. Après avoir pensé à l’étrangler, Youssoupov descend décidé à utiliser son revolver. Youssoupov lui présente un crucifix en cristal, lui dit de prier et au moment où le moine entame son signe de croix, lui tire une balle en pleine poitrine. Raspoutine s’écroule. Les complices arrivent, on traîne Raspoutine hors de la pièce et de la peau d’ours sur laquelle il s’est effondré, et on ferme la porte à clef.

    Plus tard, le prince, pris du désir de revoir sa victime, prend le pouls qu’il ne trouve pas, vérifie qu’il est bien mort. Mais au moment où il va sortir de la pièce, Raspoutine ouvre les yeux, et « bondit sur ses jambes, l’écume à la bouche » avant de tenter d’étrangler Youssoupov, tandis que « le sang coule de ses lèvres », et scande le prénom de son assassin, Felix. Pourichkévitch accourt au son des cris alors que Raspoutine tente de sortir de la maison : selon ses mémoires, il tire quatre coups de feu (dont un dans le dos et un dans l'arrière de la tête, tirés à distance alors que l'autopsie montre le contraire) et Raspoutine s’abat sur le perron. Le corps est rapporté à l’intérieur et Youssoupov raconte : « ma tête éclatait, mes idées se brouillaient. La rage et la haine m’étouffaient. J’eus une sorte d’accès. Je me précipitai sur lui et commençai à le frapper avec une matraque de caoutchouc, comme si j’étais atteint de folie ». Un troisième tireur l'autopsie montra qu'au moins trois pistolets différents furent utilisés , plus expérimenté que les deux autres, tira précisément sa balle au centre du front à l'aide d'un revolver Webley. Une enquête basée sur les rapports du Secret Intelligence Service montre que les Britanniques redoutaient que Raspoutine veuille retirer les troupes russes de la première guerre mondiale et suggère que ce tireur est l'officier du renseignement anglais Oswald Rayner.

    Le corps fut enveloppé dans un drap, et les complices l’emmènent dans une île sur la Neva, l’île Petrovsky, d’où ils le lancèrent, du haut du pont dans la rivière glacée, fortement garrotté, en oubliant cependant de le lester. Il leur fallut encore descendre sur la glace qui recouvre la rivière, et trouver une brèche dans la couche gelée pour le glisser en dessous. C’est à cause d’une botte oubliée sur le pont qu’une enquête fut ouverte.

    Il fut retrouvé le 1er janvier 1917, le cadavre fut remonté, gelé et recouvert d’une épaisse couche de glace entourant le manteau de castor de Raspoutine. L’autopsie révéla trois points d’impacts de balles, qui avaient traversé le cœur, le cou et le cerveau. On trouva dans l’estomac « une masse épaisse de consistance molle et de couleur brunâtre », sans doute le poison. Mais surtout, l’autopsie, faite quatre jours après sa mort, révéla cette chose inouïe, que Raspoutine n’était mort ni du poison, ni des balles, ni des commotions et des coups assénés la présence d’eau dans les poumons prouve sans appel qu’il respirait encore au moment où on le jeta dans la rivière. Ligoté, enfermé dans une toile, et jeté encore vivant dans un trou de glace, où il mourut noyé ou de froid dans la petite Neva (Nevka). Plusieurs personnes ayant eu vent de la nouvelle vinrent récolter l'eau dans laquelle Raspoutine fut trouvé mort. Ils espéraient ainsi recueillir un peu de son pouvoir mystérieux.

    Raspoutine fut inhumé le 3 janvier 1917 22 décembre du calendrier russe dans une chapelle en construction, près du palais de Tsarskoïe Selo, la résidence de la famille impériale.

    Le 27 février 1917, le député Alexandre Kerenski défia le gouvernement et le tsar : « Pour éviter la catastrophe, le tsar doit être déposé, et par des méthodes terroristes s'il n'en existe pas d'autres ». À partir du 9 mars, la foule envahit les rues, et la première fusillade se produisit au Palais Nevsky, la révolution commençait, et le 15 mars le tsar abdiqua en faveur de son frère, le grand-duc Michel, qui fut, durant une seule journée, le dernier tsar de la dynastie des Romanov.

    Au soir du 22 mars, sur ordre du Gouvernement révolutionnaire, le corps de Raspoutine fut exhumé et brûlé et ses cendres furent dispersées dans les forêts environnantes. Mais, selon la légende, seul le cercueil brûla, le corps de Raspoutine restant intact sous les flammes.

    La légende

    Raspoutine aurait fait une prédiction à la tsarine :

    « Je mourrai dans des souffrances atroces. Après ma mort, mon corps n'aura point de repos. Puis tu perdras ta couronne. Toi et ton fils vous serez massacrés ainsi que toute la famille. Après le déluge terrible passera sur la Russie. Et elle tombera entre les mains du Diable. »

    Comme il l'avait prédit, les circonstances de son assassinat furent particulièrement pénibles. Trois mois après sa mort, l'empereur Nicolas II dut abdiquer, et quelques jours après, la tombe du staretz fut profanée par les bolcheviques, son corps brûlé et ses cendres dispersées. La famille impériale fut presque intégralement massacrée dans les caves de la villa Ipatiev, à Iekaterinbourg, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918. La Russie fut plongée dans une terrible guerre civile pendant plus de trois ans, et par la suite, connut le joug stalinien durant près de trente ans.

    Après 1917, son image a été largement utilisée par la propagande bolchévique pour symboliser la déchéance morale de l'ancien régime honni. Puis fut reprise, déformée, amplifiée, dès 1917, par la littérature puis, à partir de 1928, par le cinéma et la télévision, qui en ont fait l'exploitation à la limite du fantastique et de l'érotisme. Un pénis momifié de 30 cm qui serait le sien, est conservé et exposé au Musée de l'érotisme de Saint-Pétersbourg. Selon Secrets d'Histoire présentés par Stéphane Bern, il est très peu probable que celui-ci soit d'origine humaine. Car après l'enterrement de Raspoutine, ses restes furent brûlés pour empêcher toute personne de rendre un culte sur sa tombe.

    Au cours des années, Raspoutine est finalement devenu un mythe (certains pensant même qu'il était une créature mi-humaine mi-démoniaque), servant de prétexte à beaucoup de dirigeants politiques russes et européens pour s'exonérer de leurs propres responsabilités dans les événements tragiques survenus en Russie. Ainsi, le souvenir de Raspoutine a servi de paravent à bien des trahisons et des iniquités.

     

     

     

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