• Un génie précoce, Blaise Pascal

    Personnages étonnants

    BIOGRAPHIE de Blaise PASCAL (1623 - 1662) 

    1. Un génie précoce  

    Blaise Pascal est né le 19 juin 1623 à Clermont-Ferrand en Auvergne. Son père, Etienne Pascal, président à la Cour des Aides s'intéresse à la science. Sa mère, née Antoinette Begon meurt alors que le petit Blaise n'a que 3 ans. Très vite, l'enfant fait montre d'un génie extraordinaire. A 12 ans, il retrouve tout seul les 32 premières propositions d'Euclide. A 16 ans, il compose un Traité des Sections Coniques. A 19 ans, il construit une machine arithmétique, ancêtre de nos modernes calculettes. 

    C'est le premier système mécanique qui permet d'effectuer additions et soustractions avec report automatique des dizaines. Cette machine est plus connue sous le nom de la Pascaline. En 1639, Etienne Pascal avait été nommé surintendant de la généralité de Rouen et il passait beaucoup de temps à additionner des colonnes de chiffres à l'aide de jetons. Son fils l'aidait dans ces travaux comptables et il a imaginé cet ingénieux système pour compter plus vite. Les roues dentées qui la constituent comportent 10 positions (de 0 à 9). A chaque fois qu'une roue passe de la position 9 à la position 0, la roue immédiatement à sa gauche, avance d'une position. Cette machine a été fabriquée dans de nombreux modèles, en différents matériaux : cuivre, ébène, ivoire. Elle coûtait 100 livres (un prix très élevé). Si on désire voir des exemplaires de la Pascaline, il faut se rendre au Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris. 

    Jusqu'en 1652, Pascal se livre à de nombreux travaux sur la pression atmosphérique et l'équilibre des liquides : le 19 septembre 1648, Pascal fait exécuter par son beau-frère, Florian Périer, l'expérience du Puy de Dôme qui démontre de manière irréfutable l'existence du vide et en même temps la pesanteur de l'air. Il entreprend des travaux sur la presse hydraulique, le triangle arithmétique, la théorie de la cycloïde. Avec Fermat, il crée le calcul des probabilités. 

    Les dispositions naturelles du jeune Pascal semblent le destiner à un brillant avenir de mathématicien mais ses travaux compromettent sa santé. Après la mort de son père, s'ouvre une période mondaine de trois ans (1651-1654). A Paris, il fréquente le salon de Mme de Sablé, fréquente La Rochefoucauld, se lie avec des libertins.

     

     2. L'apôtre des Provinciales 

    En 1652, sa soeur Jacqueline était entrée à Port-Royal. Elle l'incitait vivement à revenir vers l'ardente vie chrétienne dont il lui avait autrefois donné l'exemple. La nuit du 23 novembre 1654 sera pour Pascal la nuit de l'extase, la nuit mystique. Désormais, il consacrera ses dernières forces à un apostolat religieux sans toutefois abandonner complètement ses recherches mathématiques. 

    En 1656, les amis jansénistes de Pascal lui demandent d'intervenir dans le conflit qui les oppose aux jésuites : c'est l'origine des Provinciales. Entre le 23 janvier 1656 et le 24 mars 1657, Pascal publie 18 lettres sous le titre Provinciales . 

     Nous ne sommes plus guère concernés par la polémique et pourtant Les Provinciales sont toujours lues, car par-delà le débat, Pascal le philosophe pose des problèmes éternels : ceux de la destinée et de la vie morale. 

     3. L'homme des Pensées 

    Pascal voulait écrire à l'intention des Mondains une défense (une Apologie) de la religion chrétienne. Sa mort survenue à l'âge de 39 ans l'empêche de mener ce projet à son terme. Ses notes, après une publication partielle en 1670 seront triées par les soins du chanoine Louis Perier et déposées à l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Reliées 20 ans plus tard, ces liasses formeront le manuscrit des Pensées. 

    Le contenu des Pensées 

    Pascal s'adresse à un libertin qui entraîné par les plaisirs oublie le salut de son âme. Il veut éveiller en lui l'inquiétude et lui montrer la misère de l'homme sans Dieu. L'homme est avide de vérité et il cherche en vain une certitude. L'homme est avide de justice et il essaie en vain d'instituer un ordre légitime. L'homme est avide de bonheur et il essaie en vain d'oublier la misère de sa condition ou d'y échapper par la philosophie. D' où la nécessité de se tourner vers la  religion.

    D' où la nécessité de "parier" pour Dieu. 

     Le 19 août I662, Blaise Pascal meurt dans d'atroces souffrances, probablement d'un cancer de l'estomac..

    Source : corumcle.edres74.ac-grenoble

    Pascal « l'effrayant génie »

     Publié le 06/08/2009 par Le Point  

     
    ROGER-POL DROIT

    Dans les classes, dans les mémoires, dans les universités comme dans notre culture quotidienne, il est partout. Il fut même, un temps, sur les billets de la Banque de France. Pascal est illustre, célébrissime, archiconnu. Pourtant, il n'est nulle part. On hésite à le classer parmi les philosophes. Mathématicien, il semble en porte-à-faux dans l'histoire de la littérature. Et comme il n'a pas forgé de système, son originalité demeure souvent méconnue. Son oeuvre, plus difficile qu'on ne pense, est peu lue ou peu comprise. Homme de contrastes et de paradoxes, mêlant raisonnements et intuitions, rigueur et ferveur, ce météore de l'âge classique a sans doute encore beaucoup à nous apprendre. En particulier une méthode, fort différente de celle de Descartes. Et si, par temps de crise, nous trouvions là de nouvelles raisons de le lire ? Il faut cheminer pour les apercevoir. En commençant par rencontrer un enfant prodige.

    Le prodige

    Car ce génie qui meurt à 39 ans a commencé par se faire remarquer dès la petite enfance. « Effrayant génie » , comme dira Chateaubriand, le petit Blaise, à 3 ou 4 ans, n'est déjà pas un enfant comme les autres. Il comprend vite. Très vite. Trop vite pour son âge, à ce qu'il semble. A tout bout de champ, dès ses premières années, voilà qu'il pose une foule de « questions sur la nature des choses » . Il cherche à comprendre, à tout comprendre, en tout domaine et tout le temps, ne cesse d'interroger tant qu'il n'a pas obtenu satisfaction. Quand personne n'est en mesure de lui fournir une réponse, il n'hésite pas à la forger lui-même, avec les moyens du bord. En fait, il ne lâche jamais.

    Tous les enfants seraient ainsi ? Plus ou moins. Ils sont quand même peu nombreux à rédiger un « Traité des sons » à l'âge de 11 ans, pour avoir remarqué que des vibrations cessent quand on pose la main sur une caisse de résonance. Ce garçon hyperdoué ne cesse de chercher, d'échafauder des explications. Son désir d'intelligence est comme insatiable, hypertrophié. Au point parfois d'inquiéter ses proches. Il y a du Mozart chez cet enfant aux capacités démesurées.

    Son père, comme plus tard celui de Wolfgang Amadeus, a compris très tôt le génie de ce fils que la providence lui a donné. Il va s'efforcer de favoriser son développement, de nourrir son intelligence sans l'étouffer. Non sans crainte, non sans perplexité. Avec même quelque épouvante, parfois, quand il se voit submergé par les talents incroyables de son rejeton. Mais toujours avec une ténacité et un dévouement dont il est peu d'exemples.

    En fait, Etienne Pascal se consacre véritablement à l'éducation de ses trois enfants : Gilberte, l'aînée placide, Blaise-incandescent, indomptable, fulgurant-et Jacqueline, la petite dernière, jeune poétesse qui d'abord ravira la Cour avant de finir en odeur de sainteté. Leur mère est morte-Blaise n'avait encore que 3 ans. Aucun des enfants d'Etienne Pascal ne fréquente l'école. Ils apprennent donc tout à la maison, sous la conduite paternelle. Juriste et mathématicien, cet homme a visiblement l'esprit scientifique. Il s'efforce continûment de se faire un nom, sans succès, parmi les savants du temps, fréquente des cercles où s'échangent les travaux de pointe, où s'esquissent les théories nouvelles.

    Ce n'est pourtant, au départ, qu'un gentilhomme très modeste, un homme de robe. Deuxième président à la cour des aides de Montferrand, il juge en appel des contentieux fiscaux. Sa vie sociale est d'abord celle d'un de ces petits rouages de la machine royale, essentiels mais méprisés des grands. S'il n'est pas dans la misère, l'homme est loin d'être dans l'aisance. La vie des Pascal n'est pas fastueuse à Clermont, ni plus tard à Paris, puis à Rouen. Une gouvernante tient la maison, et sans doute partage l'intimité du père. Le train de vie est provincial, proche de celui du peuple, bien que l'on tienne son rang et s'applique à ne pas être confondu avec les petites gens.

    Au milieu de cette existence régulière, sans surprise, relativement étriquée, Blaise . A peine au monde, il semble être déjà ce qu'il sera jusqu'à sa mort : un volcan, un feu d'artifice, une source permanente de surprise et d'inquiétude, un incessant et déroutant prodige. Tout commence dès sa première année, où il est déjà gravement malade. La vue de l'eau, dit-on, le rend comme fou, et il ne supporte pas de voir ses parents l'un à côté de l'autre. Convulsions, troubles du sommeil, crises paroxystiques. Les médecins y perdent tous leur latin. L'enfant commence à dépérir, on le dit condamné, quand son père, pour le sauver, met de côté la rationalité et accepte de faire appel à une sorcière. Sous ses remèdes, l'état de Blaise empire. Il entre en catalepsie... et se réveille guéri : la vue de l'eau lui est indifférente, ses parents peuvent s'embrasser sous ses yeux.

    Un jour, il veut à toutes forces apprendre la géométrie, un autre jour, il est déjà parvenu, à la grande épouvante du père, à en réinventer seul les fondements, en nommant comme un enfant « ronds » les cercles et « barres » les droites mais en retrouvant les propositions d'Euclide par ses propres moyens. Car Blaise est toujours seul, toujours jouant à comprendre quand les autres jouent à se distraire, grandissant au milieu des idées plutôt que des livres. En effet, il y a peu de livres dans la maison, contrairement à ce qu'on pourrait croire. Pédagogue émérite, le père préfère les explications à l'érudition, la découverte au gavage, et la clarté des principes à l'accumulation des données. Ainsi, depuis toujours, l'esprit de Blaise Pascal est-il entraîné à raisonner plutôt qu'à retenir passivement. Ce qu'il sait, il croit toujours l'avoir découvert par lui-même.

    Quand ce n'est pas le cas, comme souvent, il lui revient au moins d'avoir inventé une approche originale, un style particulier, une formulation à laquelle avant lui personne n'aurait songé. « Il avait naturellement le tour de l'esprit extraordinaire », soulignera, après sa mort, Gilberte, l'aînée, la moins proche à son coeur, dans son mémoire, « La vie de Monsieur Pascal, écrite par Madame Périer, sa soeur ». Dans la première partie de sa courte vie, il consacre ce génie singulier aux sciences et aux techniques.

    Avec, chaque fois, une acuité et une inventivité qui laissent pantois. A 16 ans, il publie l'« Essai pour les coniques ». Il résout des problèmes de géométrie jusqu'alors sans solution avec tant de maîtrise et de maturité que Descartes, en découvrant l'ouvrage, est convaincu que le père en est l'auteur. A 18 ans, il conçoit et fait fabriquer la première machine à calculer de l'Histoire. Cette « pascaline », dont il attendait la gloire et la fortune, est un échec commercial. Sa fabrication excède les capacités techniques des artisans de l'époque. Les exemplaires existants sont trop chers et fonctionnent mal. Mais la conception de cet objet suppose une révolution : pour la première fois, des opérations de l'esprit sont confiées à des mécanismes en métal. On demande à des roues dentées de faire additions, retenues, calculs complexes.

    Ce jeune homme ne s'embarrasse d'aucun préjugé. L'âme n'a pas de privilège absolu, de capacité incomparable. Ce qu'elle fait, en calculant, des pièces de bois ou de métal peuvent le faire aussi bien. Dans la connaissance, ce qui intéresse Pascal, c'est toujours le résultat, et le chemin à tracer pour y parvenir. Ce que dit la tradition, ce qu'ont pensé les Anciens, cela n'est que peu de poids face aux constats de l'expérience et au travail de la raison. En cela, il est profondément du côté des Modernes, de l'invention des connaissances scientifiques et des découvertes qui vont changer la face du monde.

    Quand il découvre la pression atmosphérique, quelques années plus tard, cette attitude éclate en pleine lumière. Que nous répète-t-on ? « La nature a horreur du vide. » L'autorité d'Aristote n'impressionne guère le jeune homme. « J'ai peine à croire que la nature, qui n'est point animée ni sensible, soit susceptible d'horreur, puisque les passions présupposent une âme capable de les ressentir, et j'incline bien plus à imputer tous ces effets à la pesanteur et pression de l'air. »

    Pascal le jeune, comme il signe alors, est donc un savant. Serait-il un esprit fort ? Un libertin ? Pas le moins du monde. En matière de piété, son intelligence d'exception est soumise comme celle d'un enfant. La religion ne lui pose pas de question. Ce n'est qu'au fil des ans que sous le prodige va peu à peu émerger le renonçant. Et finalement l'ascète.

    Un génie précoce, Blaise Pascal

    Le renonçant

    S'il n'y avait pas eu de verglas à Rouen, au mois de janvier 1646, la vie de Blaise Pascal eût peut-être été tout autre. Mais une pellicule de glace recouvrait la chaussée. Etienne Pascal devait assister à un mariage, des fers crantés manquaient pour les chevaux, il alla donc à pied et se cassa la jambe. Or les deux médecins qui prirent soin de lui trois mois durant venaient de lire l'« Augustinus » de Jansénius. Ils firent partager leur lecture à Etienne, qui la fit partager à Blaise, et la face du monde en fut modifiée.

    Car le débat qui enfle ne touche pas seulement des questions de dogme, de philosophie et de morale. Il concerne directement le pouvoir, celui de l'Eglise comme celui du roi. Au départ, pourtant, la querelle paraît fort abstraite : schématiquement, il s'agit de savoir si l'homme fait son salut lui-même-à travers ses actes, ses mérites, ses décisions personnelles-ou si, au contraire, il en est incapable et ne peut être sauvé qu'avec le concours de Dieu, par la grâce. Dans ce second cas de figure, que soutient Jansénius en s'appuyant sur l'autorité d'Augustin, il faut supposer que Dieu seul a déjà décidé qui est sauvé et qui ne l'est pas. Cette doctrine risque toutefois d'avoir des conséquences ruineuses pour les pouvoirs et les institutions : à quoi bon l'Eglise, si tout est déjà joué ? A quoi bon les tribunaux, le châtiment des crimes, le maintien de l'ordre public ? Et même, à quoi bon la vie vertueuse, si elle ne sert à rien ?

    Sans doute s'agit-il d'interprétations abusives. Le jansénisme-le terme vient d'apparaître-préconise au contraire une vie fort austère. Pas de théâtre, de musique, de réjouissance d'aucune sorte qui fasse oublier l'essentiel : la misère de la condition humaine, la nature corrompue par le péché originel. Mais l'Eglise craint que son autorité soit remise en question. Quant au pouvoir royal, il ne voit pas d'un bon oeil ces idées qui évoquent plus ou moins, à son avis, les contestations de la Réforme. C'est au coeur de ces malentendus que demain Pascal va batailler, se muer de savant en écrivain, de mathématicien de génie en bretteur spirituel. Il deviendra lui-même, dans ce creuset.

    Pour l'instant, il ne fait qu'y entrer. En lisant Jansénius, puis Augustin, en relisant les Ecritures, en méditant les questions de la foi, Blaise commence à découvrir, de l'intérieur, la profondeur et l'exigence du christianisme. Il n'avait jusqu'alors qu'une foi d'enfant : il était pieux, mais sans s'être posé de questions. Voilà qu'il commence à se préoccuper, avec sa fièvre coutumière, d'autres problèmes que ceux de la géométrie : la vie éternelle, la volonté de Dieu, la vie à mener pour faire son salut. Cette « première conversion » ne conduit pas d'un coup à la vie cloîtrée. A 23 ans, il est rare qu'on renonce au monde. Toutefois, le salut fait désormais partie intégrante de l'horizon intellectuel du jeune savant.

    La souffrance également. Depuis ses 18 ans, il semble n'avoir pas eu une seule journée sans éprouver de douleurs. Maux de tête, névralgies dentaires, douleurs d'estomac, troubles digestifs, jambes glacées, paralysies temporaires, évanouissements multiples... le tableau est impressionnant. Pratiquement toute sa vie, Pascal ne se nourrit que de liquides. Il endure des insomnies, des douleurs sourdes ou stridentes, des crises répétées et peu de vraies rémissions. Malgré les thèses de médecine consacrées à son cas au fil des générations, on ne sait pas, avec certitude, de quoi il souffrait au juste. Une malformation génétique, le plus probablement, explique cette pathologie multiforme, où l'hystérie a sans doute aussi sa part.

    Pascal ne se plaint pas, ne se plaindra presque jamais. Au contraire, il remercie. Car dans ce petit corps souffreteux, qui mourra d'épuisement à 39 ans et 2 mois, il voit la main de Dieu et la condition du chrétien. Quand ses maux redoublent, il rend grâce. « Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu'il vous a plu me réduire dans l'incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que vous avez anéanti en quelque sorte, pour mon avantage, les idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement pour la confusion des méchants, au jour de votre colère. »

    Cette « Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies », qu'il rédige sans doute en 1654, et qui ne fut publiée qu'après sa mort, témoigne de son total abandon à la volonté divine : « Je ne vous demande ni santé, ni maladie, ni vie, ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de ma maladie, de ma vie et de ma mort, pour votre gloire, pour mon salut et pour l'utilité de l'Eglise et de vos saints. »Ce texte montre également combien sont ancrées en lui la détestation du corps, l'horreur du plaisir, la haine de soi, la culpabilité de jouir : « Je sens que je ne puis aimer le monde sans vous déplaire, sans me nuire et sans me déshonorer ; et néanmoins le monde est encore l'objet de mes délices. »

    Elles furent bien minces, pourtant, ces coupables délices qu'il ajoute à ses tortures réelles. On ne connaît à Pascal presque aucune liaison amoureuse. Personne ne sait s'il eut des relations sexuelles, avec une femme ou un homme. La probabilité paraît faible. Sans doute n'a-t-il pas toujours mené une vie d'ascète. Quelque temps après la mort de son père en 1651, sa part d'héritage lui permet même de côtoyer les salons. Il roule en carrosse, porte une montre au poignet, ce qui est alors une rareté, fréquente les gens à la mode, passe pour un assez bel homme, qui sait faire rire son auditoire et se tenir dans le monde... Quelle honte ! Cela ne durera pas.

    Car Jacqueline, elle, rentre au couvent. Elle veut rejoindre les religieuses de Port-Royal. Jacqueline, la soeur cadette, l'autre prodige, la poétesse capable d'improviser des vers au fil de la plume, fut la seule véritable passion amoureuse de Blaise. Leurs lettres à Gilberte, l'aînée, parlent d'eux comme d'un couple. Le frère n'a d'ailleurs pas cessé d'écarter tous les prétendants, de tomber malade à chaque projet de mariage. Quand Jacqueline veut épouser le Christ, il commence par s'y opposer de toutes ses forces, refuse de lui avancer de quoi payer sa dot au couvent. Ensuite, il ne cessera de lui rendre visite à Port-Royal. Quand elle meurt en 1661, il ne lui survit que quelques mois.

    Et quand elle se cloître, Blaise connaît sa seconde conversion, moment de feu et de pleurs de joie, transport mystique qui le saisit « l'an de grâce 1654, lundi 23 novembre, depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demie » . De ce qu'il a vu, senti, pensé ou éprouvé durant ce moment hors du temps, on ne peut évidemment rien savoir d'autre que ce que laissent entrevoir les termes du mémorial, cette feuille de papier qu'il va faire coudre dans son habit et qui lui servira désormais de signe, s'il venait à douter, que cela a bien eu lieu. « Oubli du monde et de tout hormis Dieu » -non pas le Dieu « des philosophes et des savants » , mais le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob » , « Dieu de Jésus-Christ ».

    « Renonciation totale et douce » -tels sont les mots de la dernière ligne de ce papier qu'on ne découvrira dans son vêtement qu'après sa mort. Toutes les années qui suivent-il lui reste huit ans à vivre-vont se conformer à cette formule. En tout cas, pour autant que l'on sache, concernant sa vie privée, ses actes personnels, son for intérieur. Dans le domaine public, il en va tout autrement. Scientifique, mystique, il n'était encore ni véritablement écrivain ni réellement philosophe. Le savant, devenu saint homme, va se faire bretteur, polémiste, pamphlétaire, batailleur, frondeur, publiciste, satiriste. Ecrivain et penseur. Dernière mue.

    Le polémiste

    « Les provinciales » sont probablement le plus grand succès de librairie de l'âge classique. Chacune des lettres, imprimée à plus de 10 000 exemplaires, s'arrache en quelques jours. On estime à plus de 200 000 le nombre de lecteurs parmi les contemporains de Pascal. Prenant fait et cause pour les jansénistes, défendant les « messieurs » de Port-Royal, qui incarnent en France cette doctrine en passe d'être jugée hérétique, Pascal garde l'anonymat pour rédiger des libelles qui tournent en dérision les jésuites, les théologiens de la Sorbonne, tous adversaires du jansénisme, et démontent leur mauvaise foi et leurs erreurs de jugement. Certes, l'enjeu est d'importance : dans la condamnation de Jansénius, qui met le feu aux poudres, se profile l'affrontement entre l'Eglise et une partie des intellectuels et se devinent des luttes politiques et des enjeux symboliques. Mais il y a, pour expliquer le succès phénoménal de ces lettres, plus que tout, le style. La verve de cet inconnu, cet auteur anonyme qui défie la Sorbonne et le Vatican, jette une lumière claire sur des questions obscures. Son allégresse tourne en ridicule les pesanteurs de l'autorité. Ses arguments font mouche, ses jeux de mots font rire. De mémoire de théologien on n'avait jamais vu cela.

    De fait, Pascal se déchaîne. Il se bat pour Dieu, pour la vérité, autant que pour les siens. Son sens de l'analyse fait merveille, son pouvoir de synthèse mieux encore. Il rédige à une vitesse folle des pages d'anthologie, sans un mot sur ses douleurs. On découvre une plume étincelante, un auteur capable de tenir son public en haleine, même sur de si graves et si complexes sujets. D'ailleurs, si on lit encore ces lettres à présent, ce n'est que pour leur souffle inimitable. Tout le monde, ou presque, a oublié Jansénius, les docteurs de la Sorbonne et les méandres des arguments. Personne, malgré tout, ne reste indifférent au style de Pascal.

    On dirait que le « feu » du mémorial habite ces dernières années. Ce n'est pas un seul homme, de plus en plus malade, qui se retire du monde. Ce sont, en même temps, plusieurs Blaise Pascal qui semblent pris d'une vertigineuse activité. L'un poursuit ses découvertes mathématiques, jette les bases du calcul des probabilités, correspond avec Fermat, l'autre génie du temps, à propos de cette extraordinaire « géométrie du hasard » que personne, avant eux, n'avait encore soupçonnée. Un autre lit Epictète et les stoïciens, reprend Montaigne et les sceptiques, les confronte aux Hébreux, s'en entretient à Port-Royal avec M. de Sacy.

    Un dernier Pascal forge enfin le projet de tout rassembler en un livre décisif. Qui ramènerait les joueurs vers la vie chrétienne, conduirait les esprits forts à la renonciation, les errances mondaines vers des enjeux cruciaux. Pour mener à bien ce grand projet, Pascal prend une multitude de notes. Il s'agit de faire éclater-ce sera le titre du livre-la vérité de la religion chrétienne. Il faudra pouvoir ramener vers le Christ les libertins, les athées, les indifférents. Il entend utiliser à cette fin, plus haute que toutes à ses yeux, toutes ses capacités-de logicien et de mystique, de théologien et de polémiste, de penseur et de moraliste.

    Il meurt avant d'avoir vraiment mis en ordre ses brouillons. Sous l'intitulé postérieur et trompeur de « Pensées », il ne nous reste, de ce livre projeté, qu'un millier de fragments de tailles diverses, à peine regroupés par liasses. On ignore à jamais la forme qu'aurait eue l'ouvrage, le plan exact que Pascal aurait définitivement adopté, l'ordre et la sélection qu'il aurait retenus pour ces matériaux destinés à être remaniés, développés ou supprimés. Malgré tout, des lignes de force sont clairement perceptibles.

    Ce qui intéresse le plus Pascal, ce sont les dissonances. Il s'emploie à les faire saillir de tous côtés, dans le spectacle de la société humaine comme dans la lecture des philosophes. En un siècle où l'on recherche-Descartes en tête-l'unité, l'ordonnancement, les cohésions, ce penseur esquisse une philosophie du désordre, des contradictions, du chaos. Le monde selon Pascal n'est pas harmonieux. Ses perspectives ne sont pas construites au cordeau. Au contraire, on y voit l'absurde, l'effroi, le tohu-bohu-comme autant de traces de la chute et de signes de notre indignité. S'il bouscule son lecteur, ne le laisse ni en place ni en repos, ce n'est nullement pour l'abandonner au désordre.

    Pascal invente là une démarche très singulière, un cheminement entre les vérités contraires qui n'est ni une synthèse ni un jeu dialectique, mais une pensée de la pluralité, de la variation en étoile, comme un perpétuel trébuchement entre les doctrines opposées. Sans doute faut-il aujourd'hui lire les « Pensées » en oubliant l'ennui scolaire et les bondieuseries. On y découvre une méthode aux antipodes de celle de Descartes, faite de discontinuités, de dissonances et de tensions. Une pensée qui n'est pas dépourvue d'actualité.



    Penseur pour temps de crise ?

    En apparence, Pascal appartient à un autre temps que le nôtre. Pionnières à leur époque, ses découvertes en géométrie, en algèbre ou en physique sont depuis fort longtemps inscrites dans les rudiments élémentaires enseignés aux lycéens. Sa ferveur chrétienne, encore partagée assez largement jusqu'au XIXe siècle, paraît à la plupart de nos contemporains une curiosité historique. Son style reste vif, acéré, frappant, mais nul n'y voit autre chose qu'une plume de l'âge classique, écrivain du panthéon des lettres, monstre vénérable, quoique encore alerte, assigné à jamais aux rayons respectables des bibliothèques estudiantines. On le lit pour connaître la France, le Grand Siècle, l'histoire des idées. Ou pour se donner un rapide frisson de métaphysique bon marché (le roseau pensant, le silence des espaces infinis, l'homme qui fait l'ange et la bête). Difficile, au premier regard, de le percevoir vraiment comme penseur de notre époque, philosophe pour temps de crise.

    Ou bien ce sera pour de mauvaises raisons. Car il est facile, autant que trompeur, de faire de Pascal un usage biaisé, qui le croirait d'actualité à bon compte, au prix d'un moralisme niais : nous nous sommes trop divertis, il est temps de revenir aux raisons de vivre et de mourir. Ou bien au prix d'anachronismes répétés : quand la société de consommation bat de l'aile, son exigence spirituelle, sa volonté de chercher ce qui doit nous importer plus que tout, la vie éternelle ne trouveraient-elles pas un regain de pertinence ? Quand la société du spectacle s'essouffle, quand la culture sature, quand les loisirs commencent à lasser, sa critique du divertissement ne retrouverait-elle pas son acuité ? Alors que le pouvoir s'use, que la justice se délite, que l'arrogance des puissants irrite le peuple qui souffre, ses démontages radicaux des signes de la domination, sa dénonciation de leur vacuité ne prennent-ils pas un sens neuf, actuel, plus que jamais utile ?

    Il y a certes chez Pascal une critique des hiérarchies, une analyse des marques symboliques de la domination sociale, une réflexion sur le relativisme des lois et sur l'imposture des grands qui peuvent, effectivement, se lire avec d'autres yeux de nos jours. Ce n'est pas sans raison que Pierre Bourdieu, par exemple, fut un admirateur de Pascal si constant et si passionné. On pourrait même penser, dans l'après-crise où prolifèrent aujourd'hui tant de tentatives pour comprendre les rouages de l'« économie-casino » qui a rendu folle la planète, que le regard de Pascal sur les joueurs cyniques de son temps a sans doute encore beaucoup à nous apprendre sur le nôtre.

    Il y a pourtant sans doute mieux à faire. Car des raisons plus profondes, plus essentielles de lire Pascal par temps de crise existent. Mais elles ne tiennent ni à sa foi ni aux contenus explicites de ses pensées. Ces raisons ont partie liée avec sa méthode, son attitude envers la vérité, sa manière infiniment moderne de la soumettre à un profond éclatement. Sa méthode, étonnamment, consiste à ne faire que du sur-mesure. Il ne cherche jamais, comme Descartes, à déduire de principes immuables, toujours les mêmes, les solutions à des problèmes disparates. Au contraire, Pascal procède toujours de manière inverse : partant de difficultés spécifiques, il invente une méthode pour les résoudre qui ne convient qu'à elles. C'est ainsi qu'il procède pour les coniques, pour sa machine à calculer, mais également pour le vide ou pour tenter de convaincre les libertins de la vérité du Christ.

    Pour nous, la première leçon à retenir serait donc de créer, pour chaque difficulté nouvelle, une analyse inédite, à la fois rigoureuse, inventive et adaptée. A l'évidence, c'est cette démarche qu'exigent aujourd'hui pratiquement toutes les interrogations qui nous obsèdent-de la bioéthique au monde d'après la crise, de l'écologie à la mondialisation.

    L'autre leçon de Pascal, qui lui donne une actualité profonde, c'est sa relation à la vérité. On a tout à fait tort de la réduire à la soumission à des dogmes révélés. Ce qui est intéressant et fécond, c'est sa manière éminemment moderne de considérer des registres, des étages, des régimes distincts de vérité. Il fait éclater l'idée de vérité en une pluralité d'expériences distinctes, sans commune mesure les unes avec les autres. Le plus simple exemple, pour saisir cette particularité majeure, est le célèbre fragment des « Pensées » sur « l'ordre des corps, l'ordre des esprits, l'ordre de la charité » . Dans le premier cas, les différences parlent aux yeux. On voit que tel homme est plus fort ou plus puissant qu'un autre, parce que le pouvoir politique ou la richesse ont leurs signes. La grandeur des esprits se distingue autrement. Car le grand savant peut avoir l'air d'un pouilleux : il faudra entrer dans son travail avec les yeux de l'intelligence pour saisir sa grandeur. Le coeur est encore sur un autre plan. On peut être grand dans l'ordre de la charité, de la compassion, de l'amour de son prochain, sans être riche ni intelligent. Ces trois ordres sont sans commune mesure. Impossible de contempler avec les yeux du corps ce qu'on voit avec ceux de l'esprit, ou de trouver par la raison ce qui est éprouvé par le coeur.

    Certes, dans l'intention de Pascal, il s'agit de marquer la supériorité de l'ordre du coeur, de la charité, du Christ sur l'esprit des sciences comme sur la puissance physique. Mais rien ne nous interdit de tirer de sa démarche une autre leçon que celle qu'il avait en tête. Ce qui peut nous retenir, plutôt que la vérité supposée de la religion chrétienne, c'est la pluralité des registres, la différence des niveaux de réalité. Qu'on cesse donc de lire Pascal en ne s'attachant qu'à ce qu'il dit, qui n'est pas toujours intéressant. Qu'on commence à scruter comment il le dit, de quelle manière s'agence sa pensée, et l'on découvrira un penseur d'une actualité singulière.

    (source : lepoint

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