William Fender est le spécialiste du ver de terre géant d’Oregon, qui vit dans l’une des régions les plus humides et les plus riches en vers des Etats-Unis, la côte nord-ouest du Pacifique. Au cours du trajet de quarante minutes qui sépare cette région de Portland, où nous vivons tous les deux, Fender me décrit quelques-uns des mystères méconnus de ces vers de terre. Il m’explique qu’ils sont apparus il y a plus de soixante-cinq millions d’années. “Ils ont survécu à la collision d’un astéroïde avec la Terre à la limite du crétacé et du tertiaire. L’histoire de la planète est inscrite dans leurs cellules”, me confie-t-il, avant d’ajouter que, jadis, les habitants du coin enduisaient “les blessures très graves” d’huile de vers car elle possède des vertus antibiotiques.
Mais aujourd’hui, les lombrics n’intéressent plus personne. Aucun d’entre eux, très peu d’invertébrés en fait, ne figure sur la liste des espèces animales menacées établie par le Fish and Wildlife Service [organisme responsable de la protection de la faune]. Fender, qui gagne sa vie comme technicien informatique, s’en désole, car il considère le ver de terre comme l’emblème de toutes ces choses bénéfiques mais négligées, toutes ces parties peu attirantes mais indispensables de l’écosystème qui doivent être protégées.

Le ton de Fender est monocorde, son regard triste. Mais, maintenant, dans les bois, il pioche avec ferveur. “Cherchez des traces en forme de citron”, me demande-t-il, trempé de sueur, en scrutant le sol à la recherche de minuscules déjections. Fender et moi-même sommes à la recherche du Saint-Graal des vers américains, le Driloleirus macelfreshi, ver de terre géant d’Oregon qui peut mesurer jusqu’à un mètre de long. Le géant est très mince et blanc, et sa bave sent le lilas. Fender est le dernier à en avoir vu un, le 29 avril 1981 à l’endroit même où nous nous trouvons. Ces vers sont tellement rares qu’aujourd’hui ils ne figurent même pas sur la liste des espèces en danger, car le Fish and Wildlife Service ne s’occupe pas des espèces probablement éteintes. A moins que Fender n’arrive à prouver que ces vers de terre existent encore, leur habitat continuera d’être menacé.
C’est ici, dans la Willamette Valley, qu’il a le plus de chance d’en trouver. Cette plaine de quelque 30 000 km2 qui entoure Portland a reçu de la Missoula [aujourd’hui la rivière Clark Fork, dans le Montana], à la fin du pléistocène [il y a plus de dix mille ans], des dizaines de mètres de sédiments boueux, habitat idéal pour les vers. Les pionniers de la piste de l’Oregon, en labourant ce sol auXIXe siècle, ont en découvert des milliers. Et maintenant, les descendants de ces derniers sont peut-être là. Peut-être.

La vallée compte désormais 2 millions d’habitants, de vastes exploitations de baies et de noisettes. Et, grouillant au beau milieu des Wal-Mart et des tracteurs climatisés, on trouve des hordes d’envahisseurs, des vers de terre venus d’Europe, ces créatures brun-rouge qui se tortillent souvent au bout de nos hameçons. Les vers autochtones ont subi des dommages terribles de la part des humains, qui les tronçonnent en travaillant la terre, tout en ruinant leur habitat à coups de tronçonneuses et de pesticides. Mais les vers d’Europe, eux, qui sont arrivés dans la région il y a des siècles dans les cales des bateaux, causent leurs propres ravages : chaque fois qu’ils avalent puis excrètent le sol préféré de notre géant, ils font perdre un peu plus de son acidité à la terre de l’Oregon et menacent davantage le vers autochtone. 

    

Les vers sont un composant essentiel de la vie si important que Charles Darwin a consacré une grande partie de sa carrière à les étudier, à les cultiver dans des pots d’argile, à les compter, et même à leur jouer du piano pour vérifier qu’ils étaient sourds. Il a même fait de son dernier ouvrage une ode à leur labeur modeste mais acharné. Dans Le Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale, avec des observations sur leurs habitudes (1881), Darwin tançait un critique qui avait méprisé les vers pour “leur faiblesse”, grondant : “Il sera difficile de nier la probabilité que chaque particule de terre formant le lit d’où viennent les pâturages traditionnels soit passée par les intestins des vers.”
Les décideurs dans le domaine de l’environnement commencent seulement à comprendre à quel point les vers et autres animaux oubliés de la biodiversité sont importants. Depuis le début des années 90, le Fish and Wildlife Service a un peu hâté les choses en ajoutant les invertébrés à la liste des espèces menacées, autrefois presque exclusivement réservée à des créatures charismatiques comme les grizzlis et les aigles. Aujourd’hui, l’humble criquet de Zayante (Trimerotropis infantilis) y est porté, ainsi que 185 autres invertébrés. Reste que les “jolis” animaux continuent d’avoir la cote. On trouve 22 papillons sur la liste des espèces menacées, pour une seule mouche. Et il faudra sûrement attendre longtemps avant qu’un ver n’y ait sa place. “Je pense que même les araignées sont mieux vues que les vers”, se désole Scott Black, directeur général de la Xerces Society de Portland [société de défense des invertébrés]. “Elles fascinent, parce qu’elles font peur.” L’an dernier, souligne-t-il, la Warner a sorti un film intitulé Arac Attack, les monstres à huit pattes [sorti en France à l’été 2002]. “Les vers, eux, n’ont pas droit à ce genre d’attention.”
Les scientifiques savent que le ver de terre géant d’Oregon s’enfouit profondément dans le sol, jusqu’à près de 5 mètres, et qu’il se nourrit d’aiguilles de pin en décomposition, de morceaux de bois, d’un insecte de temps à autre. Ils savent également qu’il n’est pas le plus grand ver terrestre du monde. Cette distinction revient au lombric géant du Gippsland, un ver australien de plus de 3 mètres de long. Ils ont établi que chaque ver géant d’Oregon dispose d’organes mâles et femelles et qu’il peut par conséquent s’accoupler avec n’importe quel autre géant adulte qu’il croise en se tortillant sous la terre, aveugle et sourd.
Mais c’est à peu près tout ce que l’on sait. “On ne peut que deviner leur durée de vie”, me dit Fender sur le chemin du retour. “Ça peut être cinq ans, comme ça peut être vingt. Rien n’a été fait sur leur physiologie. On ne sait pratiquement rien de leur système nerveux, de leur digestion, et j’aimerais bien savoir s’il n’y a rien que l’on puisse faire pour les aider à survivre face à des espèces qui ont envahi leur écosystème. Je me demande par exemple si on les aiderait en rendant le sol plus acide.” Dan Rosenberg, écologiste qui a supervisé une étude sur le ver géant pour l’Université de l’Oregon, précise : “Ce n’est pas parce qu’une espèce est difficile à détecter qu’elle n’est pas présente. Avec le géant, c’est comme si on cherchait une aiguille dans une meule de foin. Il est peut-être là, en dessous.” C’est bien d’un scientifique de dire ça. Moi, tout ce que je vois, c’est la sommité mondiale sur le ver de terre géant d’Oregon, affalé à côté de moi, son jean couvert de boue. Nous roulons vers Portland, sans un mot, en écoutant battre les essuie-glaces sous la pluie froide.

Bill Donahue - courrierinternational